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Retour à la listeDEPUIS LES DERNIÈRES ANNÉES, L’ORDRE DES ERGOTHÉRAPEUTES DU QUÉBEC (OEQ) A NOTÉ LA VOLONTÉ DE PLUSIEURS ORGANISATIONS ET ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ DE DÉFINIR LEUR OFFRE DE SERVICE DE PRISE EN CHARGE DE LA CLIENTÈLE DYSPHAGIQUE ET DE PRÉCISER LE RÔLE DES DIVERS PROFESSIONNELS ŒUVRANT EN DYSPHAGIE, EN RESPECTANT LE CHAMP D’EXERCICE ET LES ACTIVITÉS RÉSERVÉES DE CHACUNE DES PROFESSIONS. CERTAINS « MODÈLES DE RÔLE », DIT PARFOIS « PROTOCOLES » OU « GUIDES », ONT AINSI VU LE JOUR DANS DIVERS MILIEUX CLINIQUES ET ONT PU AVOIR UN IMPACT SUR LA PRATIQUE DES PROFESSIONNEL(LE) S, DONT LES NUTRITIONNISTES, ORTHOPHONISTES ET ERGOTHÉRAPEUTES. L’OEQ EST INTERPELLÉ RÉGULIÈREMENT DANS LE CONTEXTE OÙ CERTAINS MODÈLES DE RÔLE ENGENDRENT DES PRÉOCCUPATIONS CHEZ SES MEMBRES QUANT AU RESPECT DES NORMES DE PRATIQUE ET DÉONTOLOGIQUES.
Le modèle du CHU de Québec-Université Laval (CHUQ)
Un des modèles pour lequel l’OEQ a été régulièrement sollicité est le «Modèle interdisciplinaire de rôles et sa trajectoire en dysphagie adulte du CHU de Québec ». L’Ordre a procédé à l’analyse de ce modèle en 2021 et a constaté que l’organisation des services préconisée ne permettait pas à l’ergothérapeute d’exercer son autonomie professionnelle, en conformité avec ses activités réservées, ses normes de pratiques professionnelles/déontologiques et son champ d’exercice. L’Ordre a transmis ses constats et requêtes de modifications au modèle à la direction des services multidisciplinaires du CHUQ afin que l’ergothérapeute soit en mesure d’effectuer un processus d’intervention complet et conforme à ses normes de pratique/déontologiques dans le respect de son autonomie professionnelle. Au moment d’écrire ses lignes, les modifications au modèle étaient en cours. En attendant que l’organisation achève ses travaux et diffuse la version mise à jour aux organismes ayant reçu la première version du modèle, l’OEQ encourage les ergothérapeutes à rester attentifs, car la version actuellement en circulation ne respecte pas toutes les activités de la profession telles que définies par le Code des professions.
Le modèle du CHUQ n’est pas l’unique modèle qui engendre des questionnements. Il n’y a qu’à penser au modèle en dysphagie adulte du centre hospitalier universitaire de Montréal qui a suscité de nombreuses préoccupations dans les dernières années, conduisant à une procédure devant le Tribunal. Le jugement déposé en mai 2022 souligne également que le droit de gérance de l’organisation ne peut contraindre un professionnel à compromettre ses obligations déontologiques ni à restreindre son autonomie professionnelle.
Rôle de l’ergothérapeute dans un contexte d’interdisciplinarité
Pour l’OEQ, il est clair que la prise en charge de la dysphagie bénéficie de l’expertise de divers acteurs, dont les nutritionnistes, orthophonistes et ergothérapeutes. Nul doute que chacun de ces groupes professionnels détient des compétences distinctes en matière de dysphagie. La complémentarité des rôles se situe au regard du champ d’exercice et des activités réservées qui diffèrent pour chacune de ces professions, puisque l’observation du Code des professions requiert que chaque professionnel(le) exerce dans les paramètres fixés par son propre champ d’exercice.
Il est donc opportun de faire un rappel du champ d’exercice de l’ergothérapeute et de ses principales activités réservées en contexte de dysphagie. L’organisation des services doit donc s’assurer que son modèle de rôle permette à l’ergothérapeute d’exercer dans le respect de son champ d’exercice et de ses activités réservées.
Champ d’exercice de l’ergothérapeute
L’ergothérapeute évalue les habiletés fonctionnelles, détermine et met en œuvre un plan de traitement et d’intervention, développe, restaure ou maintient les aptitudes, compense les incapacités, diminue les situations de handicap et adapte l’environnement dans le but de favoriser l’autonomie optimale de l’être humain en interaction avec son environnement (article 37 o) du Code des professions).
On peut comprendre qu’en contexte de dysphagie, l’ergothérapeute doit évaluer les habiletés fonctionnelles et ainsi porter un jugement sur le fonctionnement de la personne à l’égard des activités pour lesquelles la dysphagie peut entraîner des répercussions fonctionnelles, soit l’alimentation 1, l’hydratation, la prise de médication orale ou l’hygiène bucco-dentaire.
Pour ce faire, l’ergothérapeute doit impérativement :
– déterminer les facteurs qui influencent ce fonctionnement soit :
- les facteurs personnels tels l’âge, l’état de santé, les systèmes organiques, les aptitudes/capacités/ incapacités (sur les plans sensoriel, moteur, perceptif, cognitif, intellectuel, affectif et relationnel), les valeurs et intérêts ;
- les facteurs environnementaux (physique, social, culturel, etc.) ;
- les facteurs liés aux activités précitées (leurs composantes, leur complexité, leurs exigences, leur agencement, etc.) ;
– analyser l’influence mutuelle de ces facteurs sur divers aspects de ce fonctionnement, notamment l’autonomie, la sécurité et l’efficacité.
Dans l’exercice de ses fonctions, il est ainsi attendu que l’ergothérapeute porte un jugement clinique sur les habiletés fonctionnelles à s’alimenter, dont l’autonomie, la sécurité et l’efficacité de l’alimentation. Ainsi, aucun modèle de rôle en dysphagie ne peut empêcher l’ergothérapeute d’émettre son opinion professionnelle à l’égard du fonctionnement de la personne à l’alimentation, incluant les textures et consistances jugées sécuritaires puisque ceci s’inscrit dans le champ d’exercice de l’ergothérapeute.
Activités réservées
En guise de rappel, l’évaluation ou la détermination de la dysphagie ou de la physiologie ou de la sécurité de la déglutition n’est pas réservée aux diététistes, aux orthophonistes, ni aux ergothérapeutes 2. De telles évaluations sont du ressort de chacune des trois professions, en fonction de la finalité de leurs actes (champ d’exercice).
Cela ne signifie pas pour autant qu’on doive faire abstraction des activités réservées aux ergothérapeutes dès lors qu’on se trouve face à une personne dysphagique ou à risque de l’être. De fait, les activités suivantes réservées aux ergothérapeutes s’appliquent dans ce contexte, tel qu’il appert ci-après :
a) L’évaluation des habiletés fonctionnelles d’une personne atteinte d’un trouble mental ou neuropsychologique attesté par un diagnostic ou par une évaluation effectuée par un professionnel habilité (article 37.1 4o f) du Code des professions) La réserve de l’activité signifie qu’en présence de tels troubles, l’évaluation des habiletés fonctionnelles, qui requiert de porter un jugement sur l’impact des troubles précités sur la capacité de la personne à s’alimenter, et ce, notamment en termes d’autonomie, de sécurité et d’efficacité, doit être réalisée par l’ergothérapeute.
b) Évaluer la fonction neuromusculosquelettique (NMS) d’une personne présentant une déficience ou une incapacité de sa fonction physique (article 37.1 4o b) du Code des professions)
La réserve de l’activité signifie qu’en présence d’une déficience ou une incapacité de la fonction physique chez la personne dysphagique, l’évaluation de la fonction neuromusculosquelettique doit être réalisée par l’ergothérapeute 3.
Cette évaluation comporte une multitude d’éléments, qui peuvent évidemment avoir un impact sur l’autonomie, l’efficacité et la sécurité de l’alimentation, tels que la motricité, le tonus musculaire, la force musculaire, l’amplitude articulaire, le contrôle moteur, la coordination, la proprioception, la sensibilité des membres supérieurs, du cou, du tronc, du visage incluant les structures de la fonction oro-pharyngo-laryngée, la posture, le contrôle postural, les réflexes, l’endurance et la douleur.
Ainsi, toute évaluation visant à déterminer la nature et l’ampleur de ces éléments en vue de déterminer du plan d’intervention correspond à cette activité réservée. Ainsi, en contexte de dysphagie, cette évaluation est fréquemment requise en vue de conclure sur les habiletés fonctionnelles de l’individu à l’égard de l’activité de s’alimenter.
Pour respecter le Code des professions, il est impératif que les activités réservées aux ergothérapeutes soient effectuées par des ergothérapeutes afin d’éviter les risques de préjudice pour le public, raison pour laquelle elles sont réservées. Dans les situations où la personne dysphagique présente une déficience ou une incapacité de sa fonction physique nécessitant une évaluation de la fonction NMS et/ou un trouble mental ou neuropsychologique, l’organisation doit donc requérir l’apport d’un ergothérapeute pour statuer sur les habiletés fonctionnelles à s’alimenter.
Conclusion
Les ergothérapeutes sont des professionnels essentiels pour la clientèle dysphagique ou à risque de l’être en raison de leur champ d’exercice et de leurs activités réservées, ce pour quoi ils font partie des professionnels ciblés dans l’offre de services en dysphagie dans plusieurs organisations et milieux de soins de santé. L’utilisation d’un modèle de rôle pour harmoniser les pratiques et la collaboration interprofessionnelle peut s’avérer judicieuse dans divers milieux cliniques à condition que l’organisation du travail permette à l’ergothérapeute d’exercer ses activités réservées et de respecter ses normes professionnelles/ déontologiques, dans le strict respect de son champ d’exercice. Pour exercer sa prérogative de protection du public, l’Ordre vous demande de faire preuve de leadership afin de vous assurer que votre processus d’intervention demeure complet et conforme au bénéfice de la clientèle et de rester critique face à ces modèles qui peuvent parfois contrevenir aux obligations déontologiques.
1 Aux fins du présent article, la mention « alimentation ou s’alimenter » inclura l’hydratation, la prise de médication orale et l’hygiène bucco-dentaire.
2 Voir la page «Dossier dysphagie – Jugement de la Cour supérieure » du site de l’OEQ, [] (Consulté le 18 décembre 2023).
3 Il est à noter que cette activité est réservée en partage avec le physiothérapeute. Elle est nécessairement circonscrite par le champ d’exercice respectif des groupes professionnels qui l’exercent, [https://www.oeq.org/DATA/NORME/34~v~loi_90_guidemembre.pdf] (Consulté le 18 décembre 2023).