Articles spéciaux
Retour à la listeLe 18 mai dernier, la Cour Supérieure a rendu une décision dans la cause opposant l’Ordre des diététistes et nutritionniste du Québec (ODNQ) au Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM) dans laquelle l’Ordre des ergothérapeutes du Québec (OEQ) et l’Ordre des orthophonistes et audiologistes du Québec (OOAQ) étaient mis en cause1
Vous trouverez ci-dessous un résumé du contexte ayant mené à cette décision de même qu’un aperçu des conclusions du Tribunal et des impacts de cette décision sur les ergothérapeutes du Québec.
Contexte à l’origine du litige
L’organisation des soins offerts aux usagers du CHUM prévoit que les diététistes, les ergothérapeutes et les orthophonistes sont appelés à intervenir auprès de ceux-ci pour évaluer la déglutition. Depuis 15 ans, ces évaluations soulèvent des conflits.
De fait, en 2008, l’ODNQ2 a saisi la Cour supérieure (C.S.) d’un premier différend. Le procès dans ce dossier a été suspendu en 2012, après deux jours d’audience, alors qu’une transaction est intervenue entre les trois ordres impliqués (ODNQ, OEQ, OOAQ) et le CHUM afin de mettre en place un protocole au sein de l’organisation pour gérer les consultations en dysphagie et instaurer l’interdisciplinarité.
Le CHUM et les ordres se sont par la suite engagés dans un long processus visant à rédiger un Guide3 afin de donner effet aux modalités convenues dans la transaction. En 2017, le CHUM a diffusé ledit Guide ainsi que trois documents en soutien à ce dernier.
Mécontent du contenu de certains de ces documents, l’ODNQ a déposé une nouvelle demande introductive d’instance en jugement déclaratoire en 2018, car il était d’avis que l’organisation des soins au CHUM empêchait ses membres d’effectuer des actes de leur ressort et qui sont au cœur de leurs actions professionnelles.
Le CHUM a contesté la demande, notamment sur la base de son droit de gérance dans l’organisation du travail.
Le procès a finalement eu lieu en décembre 2021. L’OEQ était présent et représenté par un procureur. La décision a été rendue le 18 mai dernier.
Après avoir procédé à l’analyse de cette décision, l’OEQ a identifié des éléments importants à transmettre à ses membres qui peuvent apporter certains éclairages sur la pratique organisationnelle et clinique entourant la prise en charge de la dysphagie.
Éléments importants à retenir du jugement
1. L’évaluation de la dysphagie n’est pas une activité réservée
Tout d’abord, le Tribunal rappelle que l’évaluation ou la détermination de la dysphagie ou de la physiologie ou de la sécurité de la déglutition n’est pas réservée aux diététistes, aux orthophonistes, ni aux ergothérapeutes. De telles évaluations sont du ressort de chacune des trois professions, en fonction de la finalité de leurs actes (paragr. 160).
2. Ce n’est pas le Guide en soi qui cause problème, mais son application au sein du CHUM
Le Tribunal ne partage pas l’avis de l’ODNQ à l’effet que certains passages du Guide contreviennent aux articles 37 et 37.1 du Code des professions et sont donc contraires à l’ordre public. De fait, le Tribunal conclut que c’est l’application de l’ensemble des dispositions du Guide qui pose un problème et non le Guide lui-même (paragr. 158).
Le Tribunal déclare toutefois que le document d’accompagnement au Guide, intitulé « trajectoires de soins du patient hospitalisé dysphagique ou à risque de l’être » (P-6) est contraire à l’ordre public, puisque contrairement au Guide, il ne fait pas la distribution des responsabilités à chacun des groupes, tout en permettant à chaque professionnel de faire des observations sur la déglutition (paragr. 180).
3. Le pouvoir de gestion du CHUM ne peut limiter l’autonomie professionnelle
Le Tribunal précise que tout droit de gérance du CHUM ne peut avoir pour effet direct de contraindre un professionnel à compromettre ses obligations déontologiques. (paragr. 174).
De fait, le Tribunal insiste à plusieurs reprises sur l’importance de respecter l’autonomie professionnelle, tel qu’en font foi les extraits suivants :
[173] « L’exercice autonome du jugement professionnel et la qualité de cet exercice sont au cœur du droit professionnel. (…)»
[174] « Tout droit de gérance du CHUM ne peut avoir pour effet direct de contraindre un professionnel à compromettre ses obligations déontologiques. »
[176] « Aux yeux du tribunal, restreindre l’exercice de l’autonomie professionnelle des nutritionnistes ou des ergothérapeutes comme le propose Hemond serait totalement incompatible et contraire à la Transaction et à l’entente de principe intervenue quant au texte du Guide, version octobre 2016. »
[204] « Le Tribunal en vient donc à la conclusion incontournable que le but délibéré du document P-6 est de donner aux seuls orthophonistes le pouvoir de conclure ou de statuer sur la dysphagie et de contraindre les nutritionnistes et les ergothérapeutes d’appliquer ces conclusions, même si elles sont incompatibles avec leurs observations et leur jugement professionnel. Cela est inacceptable. Le CHUM plaide que le document P-6 « ne constitue pas une entrave à leur liberté professionnelle ou une limitation de leurs tâches fondamentales ». C’est faux. La limitation de la liberté professionnelle est indubitablement l’objectif recherché par la pièce P-6. Aucun pouvoir de gestion ne peut justifier une telle action. »
Impacts de la décision sur les ergothérapeutes du Québec
Le jugement de la Cour supérieure vient appuyer l’importance d’un travail interdisciplinaire, et ce, en tout respect de l’autonomie professionnelle de chacun des acteurs impliqués.
Pour l’OEQ, nul doute que chacun des professionnels, soit la diététiste-nutritionniste, l’ergothérapeute et l’orthophoniste, détient des compétences distinctes en matière de dysphagie. La complémentarité des rôles se situe au regard du champ d’exercice et des activités réservées qui diffèrent pour chacun de ces professionnels.
À cet égard s’ensuit un rappel du champ d’exercice de l’ergothérapeute et de ses principales activités réservées s’appliquant en contexte de difficultés à s’alimenter en présence d’une dysphagie.
Champ d’exercice de l’ergothérapeute
L’ergothérapeute évalue les habiletés fonctionnelles, détermine et met en œuvre un plan de traitement et d’intervention, développe, restaure ou maintient les aptitudes, compense les incapacités, diminue les situations de handicap et adapte l’environnement dans le but de favoriser l’autonomie optimale de l’être humain en interaction avec son environnement (article 37 o) du Code des professions).
On peut comprendre qu’en contexte de dysphagie, l’ergothérapeute doit porter son jugement sur les habiletés fonctionnelles de la personne à l’égard des activités pour lesquelles la dysphagie peut entraîner des répercussions fonctionnelles, soit l’alimentation4, l’hydratation, la prise de médication orale ou l’hygiène bucco-dentaire. Pour ce faire, l’ergothérapeute doit impérativement évaluer et analyser le fonctionnement de la personne dans ces activités en déterminant les facteurs qui influencent ce dernier afin de porter un jugement sur les habiletés fonctionnelles de la personne en précisant les risques et les recommandations nécessaires pour une alimentation sécuritaire.
Conclusion
La cause opposant l’ODNQ contre le CHUM démontre que le droit de gérance ne prévaut pas sur l’autonomie professionnelle et sur l’obligation des membres de respecter leurs obligations déontologiques inhérentes à un exercice de qualité pour le public.
Ainsi, il importe que l’organisation des services permette non seulement aux ergothérapeutes d’effectuer les activités qui leur sont réservées, mais aussi que l’ergothérapeute soit en mesure d’effectuer un processus d’intervention complet et conforme à ses normes de pratiques/déontologiques dans le respect de son autonomie professionnelle en contexte d’interdisciplinarité.
Étant donné les enjeux de conflits interprofessionnels et d’efficience des processus cliniques, l’OEQ demeure sensible au fait que les organisations doivent conjuguer, du mieux qu’elles peuvent, avec ces derniers, tout en s’assurant de respecter les normativités légales et déontologiques.
Au moment d’écrire ces lignes, une rencontre inter ordres (ODNQ, OEQ, OOAQ) est prévue dans une perspective de prôner l’interdisciplinarité visant à reconnaître l’apport de chaque professionnel sur le terrain quant à ses compétences distinctes et complémentaires dans nos missions communes de protection du public.